Au verso de ma vie: première partie

- février 13, 2020


« - Bon week-end Megan !
- Bon week-end Steph... »

Elle ne m’avait pas entendu dire la suite de son prénom. Déjà loin, comme pressée de rejoindre son époux qui l’attendait dehors, ou de fuir une semaine de travail harassante. Moi j’allais encore faire des heures supplémentaires. Oui, un vendredi. Il est dix-sept heures et trente minutes. Je me prépare du café. Ça me réveillera peut-être. Ou pas. Je ne sais pas si j’ai vraiment envie de me réveiller. Je reste un moment devant l’écran de mon ordinateur. Je regarde tous ces chiffres sans les voir. Je suis seule au bureau. Je suis toujours seule. Chaque jour, cette solitude que je fuis me suit inlassablement. « Allez Megan, tu es une femme forte, tu as une bonne carrière, tu n’as besoin de personne ». A force de me le répéter, une maigre consolation m’envahit. Je me replonge dans le travail.

Il est presque 20h quand je consulte mon téléphone. Aucun appel manqué. Je me lève pour regarder à travers la fenêtre. Déjà, la nuit s’est emparée des rues. Un groupe de jeunes passe en rigolant et s’arrête en dessous de moi. L’un d’eux lance un regard dans ma direction, et observe pendant quelques secondes la seule lumière encore allumée dans cet immeuble. Puis suivant ses camarades, il s’éloigne. J’ouvre la fenêtre. Les bruits de klaxons, la sirène d’une ambulance, la musique dans une discothèque, les éclats de rire d’une femme qui s’agrippe au bras de son compagnon… Tout m'explose au visage. J’ai l’impression d’être à l’écart de la vie. Condamnée à exister et à regarder les autres vivre véritablement. Je referme la fenêtre. Il est temps de rentrer. Oui Megan, tu ne vas pas éternellement fuir ton appartement.



Ayant décidé de rentrer à pieds ce soir, je marche d’un pas alerte ; j’ai hâte d’arriver à la maison et refermer la porte sur moi. Je ne veux pas croiser qui que ce soit, voir qui que ce soit. Je ne veux surtout pas être vue. Dans ma fuite d’un ennemi invisible, j’ai inconsciemment la tête baissée. Et là, je bouscule un inconnu. Le contenu de mon sac se retrouve au sol. Nous sommes tous les deux embarrassés, et il m’aide tout de même à ramasser mes effets, en s’excusant. Quand je me relève, j’aperçois son visage faiblement éclairé par les phares d’une voiture garée plus loin, derrière moi. Il est beau. Mon Dieu, qu’il est beau !

« Coucou mon amour ! »
Une voix de femme vient casser mon mini-délire. Elle embrasse mon inconnu. Ils s’en vont, main dans la main. Je reprends ma course folle vers chez moi, les yeux embués de larmes, remplie à la fois de colère, d’amertume et de tristesse. C’est toujours comme ça de toute façon. Tout le bonheur pour les autres, rien pour moi. J’ouvre la porte de mon appartement et je m’y engouffre en fermant bruyamment la porte. Je n’ai plus de force alors je balance mon sac et je m’assois sur le sol. Des larmes ruissellent sur mon visage. Je n’arrive pas à m’arrêter, j’ai l’impression d’être la  personne la plus malheureuse au monde. J’en veux au ciel, à la terre entière. J’en veux à mes parents qui ont tracé le schéma de ma vie et l’ont imprimé dans mon cerveau comme une marque indélébile : d’abord réussir ses études, puis se construire une carrière et après se marier avec les enfants en bonus. Je m’en veux de les avoir écouté, d’avoir été si obéissante. Pff…

Avec rage je me relève. J’essuie mes larmes et la morve coulant de mon nez avec la manche de ma veste. Mon ventre émet un son bizarre. Je me rappelle que je n’ai rien avalé de consistant depuis le matin. La pensée de l’énorme pot de crème glacée et des nuggets de poulet qui m’attendent sagement au frigo me procure un étrange réconfort. Je cours me changer, je prends une douche rapide et, munie de mon repas, je m’installe devant une série. J’engloutis en même temps la crème glacée et le poulet. La nourriture m’aide quand je vais mal. Toujours. Les kilos, j’ai commencé à m’en foutre. Qui s’en soucie de toute manière ? Ah oui, ma mère. Mon portable sonne. C’est elle. Quand on pense au chat… Je n’ai aucune envie de décrocher mais je le fais quand même.


« Allô Meg chérie ? Bonsoir ! Comment tu vas ?
- Je vais bien maman et toi ?
- Je vais bien, ton père te salue.
- Dis-lui bonsoir de ma part aussi.
- D’accord. Hélène est passée chercher ses enfants tout à l’heure, elle vient de partir. On a parlé de beaucoup de choses. On s’inquiète pour toi… »

A cet instant, j’arrête de l’écouter. Parce que je sais déjà ce qu’elle va me dire. Je n’entends que ça depuis que j’ai fêté mes trente ans. Cette longue tirade sur les méfaits de la solitude, mon caractère trop dur envers les hommes, ma vie qui ne se résume qu’à mon travail, ma répulsion pour les rendez-vous arrangés, la marche sereine de mon corps vers la vieillesse. Elle savait que je ne l’écoutais pas vraiment, que j’avais hâte de raccrocher, mais ma mère ne se lassait pas de me parler de tout ça, avec espoir. J’avais choisi de vivre à des centaines de kilomètres d’eux, je voulais vivre ma vie sans entendre des critiques en permanence.

 Mon père lui n’aborde jamais ce sujet avec moi, par crainte de ma réaction ou par simple hypocrisie. Un peu des deux peut-être. Il sait que l’éducation qu’ils m’ont donnée ne m’a pas fait que du bien. Il ne cache jamais sa préférence pour ma sœur, qui elle, a déjà la vie parfaite. Assistante de direction, mariée à un homme gentil, avec trois enfants gentils, dans une jolie maison. Toutes les occasions étaient bonnes pour nous comparer. J’ai beau avoir un salaire bien plus élevé, un appartement luxueux et une voiture qui en jette, ça ne change rien. C’est comme si ma vie était un livre où seul le recto des pages était rempli. Incomplète. Hélène vaudra toujours mieux que moi. Elle a tout ce que je n’ai pas. Elle a toujours voulu qu’on soit très proches, mais je la rejette. A chaque fois. Suis-je jalouse ? Possible. Je leur en veux. A tous.

« -Ecoute maman je suis fatiguée je dois me lever tôt demain.
-D’accord ma chérie, mais s’il te plait réfléchis à tout ce que je t’ai dit
- Ok. Bonne nuit maman ».

Retour au silence. J’ai enfin la paix après avoir raccroché. Mais je ne suis pas en paix. Trop de pensées me torturent pour que je puisse dormir. Je repense à la jeune fille que j’ai été. Téméraire, je voulais à tout prix réussir professionnellement, rendre mes parents fiers de moi, avoir beaucoup d’argent et ne dépendre d’aucun homme. Si j’estimais qu’un homme n’était pas à mon niveau financièrement, intellectuellement et même physiquement (on m’appelait Girafe en primaire), il ne méritait pas mon attention. Ni même un rencard.

J’ai rencontré quelques-unes de ces espèces rares, mais le contenu n’était pas à la hauteur du contenant. Immatures et salauds. Me suis-je remise en question ? Je n’en ai pas le souvenir. Et puis je me suis dit que je ne chercherai plus de relation, que quand Dieu le voudra il enverra le bon. Je m’obstine à penser qu’il ne l’a jamais fait. Pour ne pas admettre que je n’ai pas su le voir. Que je me suis plus attardée sur la forme et pas assez sur le fond. Que je l’ai sûrement rencontré mais qu’il n’était peut-être pas grand, beau ou riche.


En attendant, j’ai l’impression de ne pas avancer, de tourner en rond. J’assiste à des mariages à contre cœur, n’arrivant pas à échapper à la sempiternelle question : « A quand ton tour Megan ? ». Je fuis les rencontres d’anciens élèves ou d’anciens étudiants. J’ai réussi ma vie professionnelle mais sans enfant, sans mari, suis-je une vraie femme ? Je n’ai jamais eu de retard. Mes règles arrivent chaque mois comme pour me murmurer à l’oreille : « Non, tu n’es pas encore une vraie femme ». Je vois des femmes plus jeunes que moi fonder leur famille. Rencontrer le grand amour.

Au fond de moi, j’aimerais vivre ça aussi. Aller chez mes amies avec mes enfants et parler de nos expériences en tant que mamans. Finir ma journée de travail et trouver mon compagnon qui m’attend dehors. Organiser des brunchs ou des barbecues, et voir nos enfants courir partout et faire du bruit. Arrêter de côtoyer ce silence qui s’est installé dans ma maison sans mon avis. Je veux quelqu’un à qui je pourrai raconter mes journées, couchée dans ses bras. Sentir ses mains sur mon visage, sur toute l’étendue de mon corps. Quelqu’un qui profitera avec joie et plaisir de mes talents de cuisinière. Quelqu’un avec qui j’aurai la force de tout surmonter et avec qui tout sera possible. Oui je le veux.
Mais c’est comme si tous les hommes, les bons, sont pris. Comme s’il n’en reste plus aucun pour moi. Je ne suis pas moche, je le sais. Maudite peut-être, mais certainement pas moche. Au bureau, dans la rue ou même au supermarché je croise des regards intéressés. Ça s’arrête là. J’ai sûrement un répulsif naturel sur moi qui empêche désormais les hommes de m’approcher. Ça doit être ça.

Je pleure, encore. Et là, la colère m’envahit. Je n’ai jamais été une méchante fille, je ne suis jamais sortie avec le mari d’une autre, donc je ne peux-malheureusement pas- accuser le karma. Je vais à l’église, je fais des dons anonymes à des orphelinats, je donne le meilleur de moi au travail. Mais pourquoi n’ai-je pas droit à l’amour et à des enfants ? Pourquoi ! J’attends une réponse, qui ne vient pas. Alors je réponds à ma question : je ne mérite pas le bonheur. C’est aussi simple que ça.
5h30. Mon alarme sonne et me réveille brutalement. J’ai très peu dormi, mais je suis habituée. Je me précipite vers la salle de bain pour prendre ma douche. Reflexe. C’est quand je termine que je me rappelle qu’il n’y a pas de travail aujourd’hui. C’est samedi. Génial. Je vais certainement trainer au lit durant une bonne partie de la matinée, entre déprime et troisième saison de ma série du moment. Toujours le silence. Je vis dans un immeuble chic, où chacun reste chez soi la plupart du temps. Peu de visites chez les voisins et les fêtes ne sont permises que s’il n’y a pas trop de bruit. Règlement intérieur oblige. On se croise, on se parle peu.

Néanmoins, à cet instant, ce silence me fait du bien. Me retrouver seule avec moi-même. Me reposer surtout, vu la semaine éreintante que je viens de vivre au travail. Je mets pause sur ma série et je m’installe sur le balcon, juste vêtue de mon peignoir. J’aime cette sensation de liberté quand je ne porte pas de sous-vêtements. Je me sens légère. La vue que j’ai depuis mon balcon n’est pas impressionnante, mais je profite de l’air. Un grand bol d’air frais que j’aspire jusqu’à satiété.
L’immeuble se réveille petit à petit. Des parents emmènent leurs enfants faire de la marche. Certains vont au travail et d’autres rentrent d’un vendredi soir très arrosé. C’est le cas de Jérémie, mon voisin du dessus.

« Ça va Megan ?
- Chuut Jérémie tu cries là !
- Chuuut c’est vrai, Désolé, je crois que j’ai trop bu hier!
- Allez une douche et au dodo…
- D’accord, A plus tard Mémé ! »



Il est sympa Jérémie. Le dimanche, il vient souvent regarder des séries avec moi, on rigole bien. Sa copine étudie dans une autre ville, et il lui est super fidèle. Ils envisagent de se marier. Pfff….Dame Tristesse tente de s’emparer de moi à nouveau. Je veux danser, je dois danser. J’ai besoin de me défouler alors je connecte mon téléphone à mon enceinte Bluetooth et je danse. Je ne suis pas sûre de suivre le rythme, peu importe, ça me fait du bien.

J’arrive à ressentir une forme de joie grâce à la musique, je me sens forte. La force, j’ai toujours voulu montrer que j’en ai. Femme invincible, qui ne se laisse intimider par personne, surtout pas par un homme. Une image que j’ai construite à la perfection.

Pendant que je bouge allègrement mon corps sur la musique, je repense à ma promotion au travail. J’étais en concurrence avec Matthieu, qui voulait ce poste autant que moi. Je repense à ces mois de travail acharné durant lesquels j’ai brillé par mon ingéniosité, au point d’impressionner mes patrons, plus que Matthieu. Eh oui, c’est moi la meilleure. J’ai toujours pensé que ma vie privée évoluerait comme ma vie professionnelle. Toujours des victoires au bout. Mais j’ai eu beau attendre la victoire sur le plan personnel, je n’ai pas encore aperçu le bout du tunnel. Est-il même fait pour être aperçu ? Aucune idée. Beaucoup de personnes envient mon parcours et le confort matériel que j’ai acquis assez rapidement. Si seulement elles savaient…

Mon téléphone sonne. J’arrête la musique et je cours voir qui pense à moi aujourd’hui. Numéro inconnu. Intriguée, je ne décroche pas. La sonnerie s’arrête. Quatre appels manqués. « Qui que tu sois, tu avais vraiment envie de me parler …». Je sursaute presque quand la sonnerie retentit à nouveau. Le même numéro.

« Allô ?
-Oui …?
- Excusez-moi, c’est Megan ?
- Oui c’est moi…
- Ah d’accord, c’est Ghislain ; ta sœur m’a donné ton numéro quand on s’est croisé l’autre jour »

« Ghislain » ? Mon cerveau s’active pour décrypter cette voix, ce nom. Quel « Ghislain » ? Et pourquoi Hélène lui a-t-elle passé mon numéro ? Elle va m’entendre, je lui ai déjà dit que je ne voulais plus de rencontre arrangée et que…

« -Tu es là ?
- Euh oui, excusez-moi mais je ne vois pas trop de quel Ghislain il s’agit.
- Assis derrière toi pendant les années de Master, on était constamment dans le même groupe de travail. »
- Désolée, mais je ne vois toujours pas…
- Que dis-tu de prendre un verre avec moi ce soir pour voir alors ? »

Sa voix est si sensuelle, je suis confuse. C’est une des choses qui me séduisent chez un homme, la voix. Je ne veux pas paraitre facile, comme si je n’attendais que ça. Orgueil légendaire, es-tu là ? Je ne veux pas qu’il pense que je n’avais rien à faire ce samedi. Et si c’était un psychopathe ? Ou un autre loser qui va passer toute la soirée à me parler de lui comme s’il était la huitième merveille du monde? Et pourtant j’ai envie de sortir, de savoir à qui est cette voix envoûtante...



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4 commentaires

  1. Je suis mitigée. C'est intéressant mais je ne sais pas quoi en penser...

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    1. 😊😊😊 Je serais ravie de t'apporter des éclaircissements ! Q'est ce que tu te dis exactement ?

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  2. C'est tellement bien écrit. Hyper agréable à lire. Tu écris super bien. Je retourne lire la suite

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    1. Merci beaucoup 💋 ! La suite sera postée d'ici peu 🤗

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